Gaijin Café #26 - Le Japon face à Daech, une réaction étrange ?
Comment ne pas aborder un jour le parallèle des situations qu'ont vécu le Japon et la France en ce début d'année ? Alors que les attentats de Charlie Hebdo mettaient la France sous le choc, le Japon voyait deux de ses compatriotes assassinés par Daech.
Ce sont deux drames d'ampleur nationale voire internationale que ces deux pays ont vécu à quelques semaines d'intervalles seulement.
Le 7 janvier 2015, la France apprenait que la rédaction de Charlie Hebdo avait été victime d'un attentat. Bilan total de l'attaque : 12 personnes assassinées, 11 blessées et une grande partie de la France -voire du monde- choquée, avec le sentiment qu'on essayait d'assassiner la Liberté. Les Français sont sortis dans la rue, pour montrer que ces attentats n'instaureraient pas leur règne de la terreur, les gens ont manifestés leurs opinions, leur empathie ou leur désaccord.
Le 31 janvier 2015, deux journalistes japonais étaient assassinées par l’État Islamiste, mettant les Japonais face à une vérité qui dérange : la menace terroriste les concerne aussi. Les Japonais ont fait leur deuil, et la mère de Kenji Goto s'est excusée publiquement de l'embarras dans lequel le Japon se trouve à cause de son fils.
Sans s'inscrire exactement dans des situations complètement identiques, il reste intéressant de mettre en parallèle les différences de réaction qui ont pu être observées et qui vont nous permettre d'aborder ou encore une fois trois points culturels : le honne/tatemae, la mentalité de peuple japonais unique et la culture insulaire. Pourquoi une telle différence de comportement ? Quels sont les éléments culturels qui pourraient expliquer que la France s'est levée alors que Junko Ishido s'est inclinée ?
Honne/Tatemae
Même si la réaction n'a pas été la même pour tout le monde lors des attentats de Charlie Hebdo, les images prises lors du grand rassemblement qui s'est déroulé Place de la République montrent bien qu'une certaine unité est née et a rassemblée des milliers de gens derrière une même idée : celle que ces attentats n'étaient pas la réponse, que les caricatures soient à vos yeux une attaque ou non. Encore une fois, pour une grande partie des gens, on marche sur des œufs en abordant ce sujet qui est très délicat.
La réaction du peuple japonais lors de l'annonce du meurtre des deux journalistes était un peu plus surprenante. Le choc d'abord, qui est une évidence et qui elle n'est pas surprenante, d'être touché en plein cœur et de constater le barbarisme et la violence de certains. La deuxième réaction, qui elle en a fait tomber des nues plus d'un, a été "l'obligation sociale" de la mère de Kenji Goto de s'excuser du comportement de son fils et des conséquences de ses actes. Elle s'est excusée d'avoir perdu son fils.
Le Petit Journal de Canal+ s'est intéressé au sujet, la rédaction étant elle aussi interpellée par la gestion de cette affaire au Japon, notamment par les médias japonais, début du reportage vers 6:00 jusqu'à 12 minutes :
Puis, premier sujet de cette émission :
Les témoignages de japonais dans le reportage sont assez clairs : "ils nous font honte", "C'est de leur faute" et désormais le Japon est dans l'embarras, et surtout, constitue une cible aux yeux des terroristes. La théorie la plus répandue pour la raison de cet enlèvement et de cette demande de rançon, est celle qui dit que c'est une conséquence directe du don du Japon de presque 2 millions de dollars en aide non-militaire au Moyen-Orient de manière générale. Et malgré cela, c'est la honte et l'embarras venant du comportement des deux journalistes qui prédominent dans le paysage.
Pourquoi parler d'obligation sociale ? La mère de Kenji Goto, Junko Ishido, le dit elle-même dans ce reportage d'une télévision française : elle ne pensait pas ses excuses. C'est par empathie avec le reste de son pays, car elle ne voulait pas froisser l'opinion publique qu'elle a fait ce qu'on attendait d'elle, s'excuser que son fils soit allé en Syrie, se soit fait enlever et ait fait du Japon une cible potentielle pour les terroristes. Comme le dit très bien le Petit Journal dans son reportage, c'est une illustration parfaite de la pression sociale qui peut-être exercée sur un individu évoluant dans la société Japonaise.
Dans le Gaijin Cafe, on vous assomme avec les concepts de honne/tatemae et uchi/soto car ils constituent réellement les bases qui permettent d’appréhender la société japonaise pour mieux la comprendre. On retrouve dans ce cas une variante, avec le peuple nippon comme cercle intérieur dont un seul des membres peut ternir à lui seul la réputation de l'entièreté des membres de ce cercle. L'individualité n'est pas permise, les désirs égoïstes de ces deux journalistes de vouloir faire leur travail et tenter de discuter avec l’État Islamiste ont entraîné la totalité de leurs compatriotes dans cette impasse. Si cette caractéristique est bien typique du caractère japonais, il existe une théorie plus extrême, celle de l'unicité du "peuple japonais".
L'unicité du peuple nippon
Cette théorie qui dit que le "peuple japonais" est unique, souvent évoquée dans les nihonjinron, 日本人論, ce genre littéraire qui traite du peuple japonais sous toutes les coutures. Même si ce n'est pas le sujet principal, il héberge souvent des théories un peu extrêmes et surtout une qui bien que reposant sur des bases très faibles continue à perdurer : celle d'un peuple japonais ethniquement et culturellement unique.
Il a été prouvé plusieurs fois par la génétique que l'origine ethnique "100% japonaise" n'existait pas, les Japonais étant plutôt des descendants des Coréens, Chinois ou selon les régions Russes, ou des habitants d'Okinawa. Sans compter le fait que les Japonais ont cohabité avec les Ainu avant de décider de les repousser vers le nord, difficile de croire que le Japon a bâti ses fondements sur les bases d'une origine ethnique "pure". Et pourtant, essayez de parler avec certains japonais et ils vous diront le contraire, sur les bases de ce qu'on leur as appris à l'école ou dans les médias.
Il est évident que le Japon a une culture unique, comme chaque autre nation du Monde, mais il paraît absurde (en tout cas, à mon sens) de dire qu'elle est totalement unique et différenciée du reste du monde tant on peut trouver certaines similitudes culturelles avec de proches voisins comme la Corée. Le fait que le Japon soit un État insulaire qui n'ait réellement ouvert ses frontières que récemment, laisse le champ libre à des théories plus ou moins capillotractées concernant le peuple japonais et sa culture. Il est vrai que le Japon a sans doute moins échangé culturellement avec d'autres nations pour enrichir sa propre culture de par son Histoire, mais les premiers contacts avec la Chine ou la Corée remontent au moins à la période Jômon, qui a duré jusqu'au premier siècle après Jésus-Christ. La France a également son propre pendant grâce à l'Exception Culturelle Française, qui tout en prônant également que la France possède une identité propre et unique est souvent tournée en dérision pour illustrer un certain orgueil et une prétention pas toujours bien placé de la part des Français. Néanmoins, notre situation géographique et le fait que nous ne soyons pas comme le Japon un pays situé sur un archipel, ne nous permet de revendiquer à ce point une culture unique.
Si on met cette théorie en parallèle avec certaines situations déjà abordées dans le Gaijin Cafe, certaines choses s'expliquent. Dans notre article "Mais nous parlons japonais !", nous vous parlions de ces situations terriblement agaçantes où un Japonais refusera d'adresser la parole en japonais à quelqu'un qui n'est pas "visuellement" japonais. Comment ne pas comprendre ce comportement, face à des personnes persuadées que les Japonais sont un peuple unique autant du point de vue ethnique que culturel ? De même, une réaction très courante comme évoqué dans la chronique sur Massan, d'un Japonais qui vous dit "Tu n'es pas Japonais, tu ne peux pas comprendre" comme si cette culture japonaise était tellement impénétrable qu'il était impossible de pouvoir un jour l'appréhender.
La culture insulaire
Le concept d'insularité étendu à la culture et à un pays, est le résultat de l'isolement de certains éléments (ici, une nation) d'autres éléments qui lui fait développer des caractéristiques spéciales en comparaison. Pour illustrer clairement, le statut d'archipel du Japon lui aurait fait développer cette fameuse culture unique, tout autant que cette ethnie japonaise. Autre conséquence, le Japon est dans son quotidien assez peu tourné vers l'extérieur au sens où par exemple les informations sont centrées sur le Japon et les relations du Japon et des autres pays. Bien sûr que les nouvelles internationales graves sont abordées : les attentats de Charlie Hebdo comme nous vous l'avons montré ont été annoncé dans les journaux, les rassemblements Place de la République également mais sans y rentrer en profondeur.
En parlant avec des connaissances japonaises de cet attentat, car je ne le voyais nulle part ailleurs, j'ai été surprise d'entendre une réponse aussi évasive que "Ah oui, c'est terrible, les islamistes c'est ça ?". Outre l'amalgame entre la religion musulmane et les terroristes, ces personnes n'avaient aucunement l'air de comprendre la gravité de l'acte tout autant que les conséquences que ça pourrait avoir. Lorsque les unes de la manifestation ont affiché une réaction aussi vive de la part des Français, c'est comme si ses personnes se rendaient enfin compte de l'ampleur de ce drame.
Il paraît souvent d'un premier abord difficile de comprendre les Japonais, mais au vu des éléments passés en revue aujourd'hui, cette différence de réaction sans pour autant s'expliquer totalement semble peut-être un peu plus compréhensible. Nombre de théories à la limite de la xénophobie décrivent les personnes autres que les "Japonais" comme incapables de les comprendre : trop égoïste, pas assez empathique, pas assez sensible, trop expressif... Autant de raisons qui feraient de nous des étrangers, coincés dans la sphère extérieur, soto, alors même que nous habitons au Japon. Beaucoup de patience, de curiosité et d'observation vous permettront en tout cas sans doute de toujours comprendre plus de cette mentalité que certains pensent totalement imperméable.
Édito
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