Gaijin Café #38 - Orgueil et préjugés au Japon
"Quand on vient au Japon, on fuit quelque chose, on traîne une croix" m'a t-on dit récemment, et force est de constater que souvent on retrouve en habitant au Japon des personnes qui pour une raison plus ou moins grave, préfèrent vivre ici que dans leur pays d'origine. Univers, façon de vivre, éloignement ou simplement rapprochement, on trouve ici des conditions plus favorables, ou que l'on pense plus favorables pour vivre. Mais l'expatriation au Japon ne rend pas tout le monde meilleur, aujourd'hui on va aborder le sujet de ces personnes à qui ce changement d'univers ne réussit pas forcément.
La différenciation sociale
Des expériences de différenciation sociale chez les rats ont prouvé que dans tous les systèmes, il existe différents rôles systématiquement occupés, qui pour faire très très simple se regroupent en leaders ou suiveurs par exemple. Par système, on entend tout groupe social construit qui interagit régulièrement. Plus le système est petit (un groupe d'amis de 6 personnes par exemple), plus il est facile de déterminer les rôles et inversement, plus le groupe grandit (prenez une classe de 120 élèves par exemple), et plus il vous sera difficile de marquer les différences. Quelque soit la taille du système, on retrouve toujours les mêmes rôles à parts égales, et ce même si le groupe diminue ou augmente, les personnes vont alors changer de rôle. On peut parler d'une sorte d'équilibre social.
Un peu d'observation autour de vous vous fera vite remarquer qui fait quoi, et une fois son rôle endossé il n'est pas rare de le garder très très longtemps. Mais pourquoi parler de rats aujourd'hui ? Déménager au Japon, c'est changer totalement de système et se voir donner la chance de pouvoir changer de rôle à effet immédiat. Et ça ne réussit pas à tout le monde.
Ma première confrontation à ce phénomène remonte à mes années à l'université où j'étudiais le japonais. Dès les premiers jours, des personnes sont sorties du lot de manière bruyante. Celles qui étaient déjà allées au Japon. Il ne faut pas se leurrer, à l'époque où j'ai commencé mes études, un bon 75% des personnes présentes apprenaient le japonais par amour du Japon, mais surtout de la culture "otaku". Parmi nous, une partie de ceux qui avaient eu la chance d'avoir pu mettre les pieds dans ce pays si lointain ne pouvaient pas s'empêcher de le faire remarquer bruyamment en cours et ils exerçaient une certaine fascination sur une autre frange des élèves. Une hiérarchie sociale s'est donc installée, créant des clivages et mettant sur un piédestal de papier ces "rois de la classe" qui pouvaient raconter à quel point ils avaient appris le japonais dans les dramas et vécu des situations d'anime "en vrai". Loin de vouloir partager leur passion et leur savoir, cette petite frange de la classe transpiraient plus l'orgueil et le mépris qu'autre chose parfois sans même se rendre compte de leur comportement, et les personnes dans le même cas qu'elles mais discrètes étaient au contraire à l'origine de discussions passionnantes.
Déjà "agaçants" en France, ce type de comportement prend une toute autre tournure ici, au Japon.
De qui parle-t-on ?
On parle des gens qui voient arriver des compatriotes d'un mauvais œil, ceux qui ont peur de se faire voler leur "célébrité" ou qui veulent absolument garder leurs amis sans vouloir les présenter. Lors qu'elle arrive, cette personne aura plutôt tendance à accaparer toutes vos connaissances japonaises en déballant toute une panoplie d'arguments pour montrer à quel point elle est géniale et beaucoup plus française/classe/intéressante que vous (rayez la mention inutile). Souvent, ce sont des m'as-tu-vu qui vous prennent de haut et tentent de vous expliquer la vie (ça peut être divertissant de se voir expliquer quelque chose que l'on connaît bien au Japon n'importe comment), ou vous disent qu'ils vont vous prendre sous leur aile parce qu'ici, c'est chez eux. Vous avez vu Tokyo Fiancée ? Vous en avez un très bel exemple en la personne que l’héroïne rencontre et qui trouve "son japonais" (pas son chéri, notez bien, son japonais). Dans un premier temps, ce personnage répond avec véhémence à l'héroïne gratuitement, dans le seul et unique but de lui montrer sa supériorité dans ce groupe restreint, puis elle continue tout de même à fréquenter la jeune fille tout en lui montrant qu'elle fait tout mieux qu'elle pour finalement exhiber le Saint Graal, une bague de fiançailles.
Si vous passez un peu de temps avec ce genre de personnes (bravo, il faut prendre sur soi), vous constaterez peut-être un schéma assez récurrent.
1 - Elles ne sont pas conscientes de ce comportement qui en agace plus d'un.
2 - Avant de venir au Japon, elles étaient en général plutôt timides et réservées.
3 - Le statut d'étranger ici en provenance de pays considérés avec beaucoup de respect et d'affection peut les propulser en tant que héros sans forcément fournir d'effort.
4 - Elles doivent systématiquement montrer aux nouveaux venus qui est le patron, quitte à raconter n'importe quoi où ce qu'elles croient être vrai.
5 - En général, elles se méprennent sur leur propre niveau de japonais.
Mais comment en arrive-t-on là ?
Je pense que dans le fond, on a tous été à un moment ce phénomène agaçant qui met tout le monde sur les dents, si les conditions autour de vous sont (dé)favorables, glisser doucement vers cette situation pourrait même être tout à fait inconscient.
On nous voit
Si vous n'êtes pas physiquement similaire aux Japonais, on vous voit et on se souvient de vous. Vous n'y manquerez pas, soyez en plus de ça une personne aux yeux clairs, cheveux clairs, grande ou avec des atouts proéminents et vous marquerez les esprits que vous le vouliez ou non. Sans doute moins vrai dans des quartiers où d'autres personnes étrangères ou métisses vivent, vivre dans un quartier 'traditionnel' japonais où vous faites vos courses, échangez deux-trois mots avec les employés et vous deviendrez vite une star à très petite échelle.
On comprend aisément que des personnes timides ou peu confiantes en elles puissent profiter de cette opportunité pour justement reprendre confiance en elles, et sortir un peu de leur coquille. Quelquefois trop.
Un terrain fertile ?
Revenons à notre question du qui, en France, finit par venir au Japon quelques temps ou pour la vie.
Je ne fréquente plus ces cercles aujourd'hui, mais pour en voir fait partie à une époque aimer la culture pop japonaise c'était être en marge. C'était avoir une passion peu commune, tellement peu commune que lorsque l'on rencontrait quelqu'un avec des goûts similaires c'était la fête. Sans rire. Je viens de ce que l'on pourrait appeler une petite ville de campagne, et je me souviendrais toujours du bonheur lors de mes premiers jours en Seconde de trouver quelqu'un qui connaissait et aimait les mêmes choses que moi. L'essor d'internet ces dernières années a sans doute gommé cet isolement que l'on pouvait ressentir et surtout la mise en lumière en France de la culture manga/anime qui est désormais très répandue et nettement moins jugée. Reste que c'est aimer quelque chose de "spécial" qui a ce goût exotique dont on a déjà parlé auparavant dans le Gaijin Café.
Pour beaucoup, le rêve ultime c'est vivre au Japon, et pour ceux qui y arrivent c'est expérimenter des choses que l'on a vues, lues, pouvoir enfin les confronter dans la vie réelle. Et malheureusement certains, même sur place, idéalisent le pays dans lequel ils vivent, et le défendent bec et ongles contre ces autres expatriés avec un peu plus de recul sur la situation et qui pointent du doigt les imperfections de notre terre d'accueil. Cette expatriation qui est pour eux une récompense enfin acquise ne saurait être entachée par des défauts qui saliraient leur rêve de longue date. L'ego prend le relais, et c'est souvent à ce moment que quelqu'un peut agacer les gens qui l'entourent.
Il existe un attrait particulier entre la France et le Japon, que je ne m'explique toujours pas en détail, et d'autres passions nippones attirent les étrangers ici : le zen, le bonsai, la cérémonie du thé ou encore la calligraphie sont autant de passions qui peuvent dériver et former ces caractères antipathiques. Il serait malvenu de seulement accuser les amateurs de culture pop japonaise qui je pense, ont assez subi ces dernières années.
L'accumulation de tout ces facteurs peut mener, inconsciemment, à devenir cette personne qui en soirée agace tous les autres expatriés qui roulent des yeux dans son dos en espérant secrètement que la police de la décence va venir l'arrêter manu militari. Vous voyez ? Dans vos souvenirs, proches ou lointains, cette personne qui vous a porté sur les nerfs et vous a fait rire jaune. Si vous lisez l'anglais, je vous recommande cette liste de Rocketnews24 qui recense 5 types d'étrangers que vous croiserez au Japon et peut-être même vous y reconnaitrez-vous ?
Parce qu'avouons-le, on a sûrement tous un jour pêché d'orgueil et été cet expatrié français pas très sympa.
Édito
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