Gaijin Café #36 - Être expatrié au Japon, c'est aussi être un invité
Le problème des biais culturels, c'est qu'on a pas toujours ne serait-ce que conscience de leur existence. Il en va de même pour les principes, les valeurs ou encore les goûts alimentaires : nous les développons très jeunes sous l'influence de nos parents, nos amis, notre pays et plus tard des sphères que nous choisissons de fréquenter. Nul ne vous empêche, dans la majorité des cas, de donner un coup de pied dans votre propre fourmilière et de remettre à plat tous ce que vous pensiez acquis, l'expatriation ou un simple voyage formant souvent une très bonne occasion pour cela.
Souvent, car pour certains, l'état d'esprit est tout autre.
À titre très personnel, il me paraît évident que lorsque l'on change de pays, il y a un travail d'adaptation à faire. Nul besoin de renier votre culture pour absorber totalement celle qui vous accueille (sauf si vous le voulez évidemment) mais respecter les règles sociales en public pourrait être un bon début. Chacun fait ce qu'il veut chez soi ou en privé tant qu'il ne dérange pas les personnes qui sont proches, et c'est un peu en théorie la façon de penser au Japon.
Beaucoup de personnes louent la sécurité, la propreté et le calme des rues au Japon. Alors pourquoi venir perturber ce qui nous plaît tant dans cette culture à grands renforts de gaijin smash ou juste d'impolitesse avérée ? Lorsque vous rencontrez des nouveaux arrivants au Japon, il faut souvent leur enseigner rapidement quelques règles simples : ne pas parler à voix trop haute dans les transports en public, ne pas y téléphoner, éviter de se mettre dans les mauvaises lignes lorsqu'il y a des sens de circulation, et cætera. On pardonne volontiers aux personnes en voyage qui ont très peu de temps pour assimiler tout ça en plus du choc culturel, plus difficile de comprendre quelqu'un qui va y vivre plusieurs mois lorsqu'il vous balance ça au détour d'un impair fait en pleine rue : "Je fais ça en France, alors je le fais ici aussi".
Mais la question pourrait se trouver ailleurs, ne serait-ce pas au Japon si fermé de revoir sa façon de faire et être un peu tolérant envers des comportements pas toujours foncièrement mauvais ? D'autant qu'il arrive que ses règles soient obsolètes ou absurdes dans le sens où elles sont contre-productives. Les étrangers parlent souvent de leurs banques, des règles trop strictes qui dérangent même les Japonais ou encore pistes piétonnes ou cyclables à géométrie variable, autant de choses qui mériteraient d'accueillir un peu de souplesse du point de vue de beaucoup de personnes.
La rigidité des règles sociales japonaises permet aussi de maintenir la société en place, mais qu'en est-il si même les Japonais eux-mêmes se sentent étouffés par la pression de la hiérarchie au travail et du langage de politesse extrême ? Vivre au Japon est souvent un sport en soi pour nous expatriés, même en voulant respecter au maximum la culture et ses impératifs, il faut aussi compter sur les règles qu'on ne connaît pas et des dilemmes permanents auxquels nous devons trouver réponses (souvent de manière immédiate).
Au mont Takao, la semaine dernière dans un des restaurants jalonnant la montée, nous sommes deux et deux autres personnes attendent devant nous. Il n'y a pas de table pour deux mais des tables pour quatre avec seulement deux personnes dessus. Les personnes devant nous ne bougent pas, rendant la queue derrière nous de plus en plus longue et nous comprenons bien que c'est pour ne pas embêter les couples de personnes qui mangent mais le nombre de personnes qui attendent derrière nous nous fait penser qu'il serait mieux de partager ces tables de quatre. Au bout de quinze minutes d'attente, affamés, nous finissons par prendre la décision de demander si l'on peut s’asseoir à une de ces tables, passant par là-même devant ces deux personnes devant nous. Pas forcément fiers de cette décision pas commode ici, nous savons pertinemment que c'était la plus "logique" d'autant que ma voisine a passé son repas sur sa console, pas consciente des gens autour d'elles...
Autre exemple, plus quotidien, il est "mal vu" de manger et boire en marchant et même si vous ne recevez pas systématiquement un regard noir lorsque vous le faites on sent bien quelquefois que l'on fait quelque chose de pas vraiment commun mais toléré. Alors que faire lorsque pressé vous devez avaler un onigiri en quatrième vitesse avant de filer prendre un métro pour un rendez-vous ? Perdre cinq minutes devant le combini en engloutissant votre repas ? Ou prendre le temps une fois dans le métro de le manger calmement ? Se plier à une règle que l'on ne trouve pas si légitime ou la contourner en sachant pertinemment que l'on fait ce que certains Japonais eux-mêmes se permettent ?
Chaque journée apporte souvent ce genre de questions tant que certains automatismes ne sont pas encore rentrés : retirer ses chaussures en entrant dans une maison, emballer son parapluie lorsque l'on rentre dans un magasin, s'incliner lorsque l'on dit merci ou quitte un endroit... Chacun absorbe plus ou moins vite ses petits gestes du quotidien, et seulement s'il le veut bien. Cela fait un certain temps que dès que je ris je couvre ma bouche, c'est ici une règle concernant la gente féminine qui doit rire en silence et cacher sa bouche ouverte. Il m'est par contre impossible de ne pas rire à voix haute, et je pense que jamais je ne pourrai réussir à intégrer cet automatisme (aussi car je dois avouer qu'entendre le rire des gens est plus agréable que de rire sous cape).
Difficile de trancher sur cette question sans froisser l'un ou l'autre parti, et l'éternel débat sur la culture figée ou évolutive n'aide pas forcement à prendre un parti clair et définitif. Selon mon point de vue, la Japon m'accueille, et je me plie donc autant que faire se peut à ses multiples règles. Autant que faire se peut car il arrive quelquefois que la fatigue, l'agacement ou un mauvais interlocuteur vous fasse sortir de cette zone de "confort japonais" pour retourner aux bonnes vieilles habitudes. C'est encore une fois à chacun de tracer ses limites et tenter de ne pas en sortir dans une gymnastique qui est quotidienne, d'autant que ce statut d'invité fait que nos hôtes n'osent pas toujours nous reprendre.
Édito
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